Fragments des jours
« Si toute la vie complexe de foules de gens se passe inconsciemment, c’est comme si cette vie n’avait pas existé. » L. Tolstoï
Ici et là, les signes se répètent, les corps s’oublient, et la conscience du monde s’échappe sous nos pieds engourdis. Pourtant, à travers un parcours sinueux, les mouvements se cristallisent dans des fragments de temps ; c’est là que l’étrangisation du quotidien s’opère, et que le monde devient flottant.
Si je devais qualifier mon travail en deux mots, je parlerais d’étrange habitat, ou bien d’étrange habitude *. Car les images formant la trame de ce corpus sont bien les fruits d’une habitude, devenant au fil de mes recherches une obsession galopante.
Progressivement, à force de traîner dans les rues, j’en suis venu à baisser les yeux plus qu’il ne le faut pour ne pas trébucher. Gardant ma tête inclinée en direction du sol, je me suis laissé happer par ces étranges écritures colorées, signes annonciateurs d’une chirurgie urbaine à venir. Et c’est ainsi que des bouts de trottoir, des fragments de gazon, des parcelles goudronnées, se sont accumulés dans ma mémoire.
À partir de cette litanie visuelle, des images plus personnelles sont venues troubler l’habitude – comme des sortes de réminiscences. Ici, on peut voir des silhouettes, des passants anonymes, arpentant les rues de diverses villes. Lors de ces instants fugaces, ces personnes semblent être les passagers d’un espace liminal. Elles se trouvent en effet entre deux mondes, à la frontière entre l’ici et l’ailleurs, entre le conscient et l’inconscient. Et, comble du paradoxe, ces instants figés sont générés par le mouvement répétitif de la marche.
Ainsi, par l’intermédiaire d’images fragmentées et d’une itération de signes, apparaissent des moments suspendus, où chaque individu paraît flotter dans une zone inconnue, mais pourtant bien présente.
* Il est intéressant de noter que le verbe habiter a la même étymologie que le mot habitude – du latin habere (avoir).